Ferdinand Piëch (1937-2019)

L'automobile a perdu un géant. Ferdinand Piëch avait l'envergure d'un Louis Renault ou d'un Henry Ford. Il a influencé l'automobile des années 90-2000. Il eu sans doute un rôle plus important dans l'histoire de Volkswagen que Carl Hahn ou même Heinrich Nordhoff. Pour le meilleur ou pour le pire. Et enfin, en tant que petit-fils de Ferdinand Porsche, il était l'héritier d'une saga familiale.

Je l'ai croisé au Mondial de l'automobile 2014, l'une de ses dernières apparitions comme président du conseil d'administration de Volkswagen AG. Ce fut la première et hélas, la dernière fois que je le voyais en chair et en os.

Il méritait largement un hommage.
Les années Porsche
Ferdinand Piëch était le fils d'Anton Piëch. Piëch senior fut l'avocat particulier de Ferdinand Porsche. Il épousa sa fille, Louise, s'occupa de toute la paperasserie du bureau d'étude. Il servit de mannequin pour la future Volkswagen : l'habitacle fut dessiné de manière à ce que le grand Anton Piech puisse s'assoir au volant. Ferdinand Piech naquit en 1937. Peu après, son père, nazi de la première heure, fut nommé directeur de l'usine Volkswagenwerke de Wolfsburg (NDLA : en fait, il faudrait parler de "kdf-stadt".) Le passif d'Anton Piech fut très lourd : durant la guerre, Volkswagenwerke fut un véritable de camp de travail. Les éventuels bébés de déportés étaient envoyés dans une nurserie, où la plupart mourraient. Volkswagenwerke profita de l'occupation pour se servir dans l'outil industriel de Peugeot (proche de la résistance.) C'est ce dernier méfait qui valu à Anton Piëch 2 années d'emprisonnement, en France, à la libération. Une fois sortie, Anton Piëch s'occupa de l'aspect administrativo-juridique de la création de Porsche. Il mourut en 1952.

Dix ans plus tard, Ferdinand Piëch signait une thèse sur les moteurs de Grand Prix. Il entra chez Porsche en 1963 et travailla sur la 901. Son premier vrai projet fut le refroidissement de la 904, puis son moteur 180ch. En 1968, à seulement 31 ans, il devenait responsable du développement. En 1969, on lui confiait la responsabilité de la 917. En 1971, on le nommait responsable des études, avec présence au comité de direction.
Pour autant, tout n'était pas au beau fixe. Chez Volkswagen, Heinrich Nordhoff avait songé à l'après-Coccinelle. L'EA235, devenue EA276, avait été conçue par Porsche. Le projet alla jusqu'à la pré-série. Mais avec la mise au placard, puis le décès de Nordhoff, l'EA276 fut torpillée. Le coup fut rude, financièrement, pour Porsche. De plus, "Ferry" Porsche prit sa retraite au profit de son fils, "Butzi" Porsche. En tant que manager, Porsche III n'avait pas démontré grand chose. Surtout, il avait une grande inimité entre "Butzi" Porsche et son cousin Ferdinand Piëch.

En 1972, Ferdinand Piëch claqua la porte. Au passage, il fit ouvrir le capital de Porsche, de manière à exclure la famille Porsche des postes à responsabilité. Enfin, il plaça Ernst Fuhrmann comme N°2 du constructeur. De quoi diminuer l'influence de "Butzi" Porsche.
Les années Audi
Ferdinand Piëch mit le cap sur Audi et en 1975, il fut nommé directeur technique de ce que l'on appelait Audi-NSU. Le nom était ronflant, mais ses moyens étaient dérisoires.

Il faut se souvenir que les usines DKW et Horch, ainsi que le siège social d'Auto-Union, se retrouvèrent en RDA, après la guerre. Ceux qui avaient pu fuir et qui n'avaient pas de sang sur les mains s'installèrent dans la dernière propriété du groupe : un entrepôt à Ingolstadt. Il fut transformé en usine et DKW de remonter lentement la pente. Pour autant, 15 ans plus tard, lorsque Mercedes-Benz vendit DKW à Volkswagen, le constructeur n'avait rien dans les tuyaux. La firme à l'étoile déposa donc un de ses projets, la W118/W119, qui devint l'Audi F105 de 1965.
De son côté, Volkswagen se contentait de mise à jour de son best-seller, la Coccinelle. Heinrich Nordhoff, conscient de la mortalité de la Coccinelle, mit la main sur NSU. NSU était un petit constructeur dynamique. Bien que pratiquant la monoculture Prinz, NSU avait songé à se diversifier et à monter en gamme. Malheureusement, l'ambitieuse berline Ro80 siphonna les finances du petit constructeur, avant même son lancement.
En 1968, Nordhoff fut poussé dehors. Kurt Lotz, proche de la CDU, manœuvra pour lui succéder. Son crédo était de revenir au tout-Coccinelle. Il converti d'ailleurs l'usine NSU de Neckarsulm pour y produire des Coccinelle. Les élections législatives de 1969 virent une percée du SPD. Lotz se retrouva en porte-à-faux. Il démissionna fin 1971, peu avant la victoire du parti social-démocrate. Rudolf Leiding lui succéda. La Coccinelle connu alors un effondrement rapide de ses ventes. La stratégie de Leiding fut de sacrifier NSU ; tout ses projets en cours allaient être néanmoins produits... Mais avec des badges Volkswagen et Audi ! Leiding ne pu enrayer l'érosion des ventes et Toni Schmücker prit sa place en 1975.

Piëch arriva donc à la tête du bureau d'étude de l'ex-NSU, à Neckarsulm, dans une ambiance morose. Les ex-futures NSU étaient mises en production et avec les difficultés du Groupe Volkswagen, pas question de débloquer de nouveaux fonds. Ça, il n'avait pas choisi la facilité...
Le premier projet de Piëch fut l'Iltis. Profitant de ses appuis politiques, Volkswagen doubla Mercedes-Benz et son "G" dans la fourniture d'un tout-terrain militaire. L'Iltis était grosso modo un vieux DKW Munga, avec des trains roulant d'Audi 100 et transformé en quatre roues motrices. La Bundeswehr le détestait.
Au moins, il permit à l'entité de se faire la main sur la transmission intégrale. Jörg Bensinger, responsable châssis chez Audi-NSU, songea à une Audi 100 à transmission intégrale. Walter Treser, responsable projet, poussa l'idée. Ferdinand Piëch embraya et cela donna l'Audi Quattro de 1980. La voiture fut alignée en rallye, devenant double-championne du monde, en 1982 et 1984. Piëch revint sous les feux des projecteurs. Porsche l'appela à son conseil d'administration, en 1981. Et en 1984, il devint docteur honoris causa de l'université de Vienne. Mais pas question de contredire le patron ! En rallye, la Peugeot 205 T16 (à moteur central arrière) dominait l'Audi Quattro (à moteur avant.) L'équipe construisit deux prototypes à moteur central arrière. Walter Röhrl la testa et elle était plus rapide. Mais Piëch ne croyait pas au moteur central arrière. Alors les deux prototypes furent détruits et l'Audi Quattro conserva son moteur avant.
Incontournable chez Audi, Piëch devint président de la marque en 1988.

Après le rallye, la firme aux anneaux mit le cap sur l'IMSA, puis le DTM. Les titres s'enchainaient, mais l'image de la marque restait floue. Les Audi étaient vendues aux côtés des Volkswagen dans un réseau commun. Côté mécanique, il fallait se contenter d'un vieux 5 cylindres et du 1,8l de la Golf. Il n'y avait aucun budget pour un V6. En réunissant deux quatre cylindres, Audi avait créé un V8, il fut monté en porte-à-faux avant sur l'Audi 100, renommée alors V8. Un bricolage pas du tout au niveau des rivaux BMW et Mercedes-Benz. Pire : aux USA, un reportage bidonné mettait en cause l'Audi 100 (vendue là-bas sous le nom d'Audi 5000.) Les ventes devinrent confidentielles aux USA, alors que c'était le premier marché de ses concurrents...

Piëch convainquit Carl Hahn (qui succéda à Toni Schmücker en 1982) de dé-serrer les cordons de la bourse. L'ambition était de faire d'Audi l'égal de BMW et Mercedes-Benz avant la fin de la décennie. Les deux leaders faisaient preuve d'un conservatisme certain. A la fois au niveau technique et sur des produits avec une durée de vie d'une dizaine d'années.
Piëch voulu les prendre à contre-pied. L'Audi Avus de 1990 (une maquette non-roulante) annonçait une voiture toute aluminium. Ce fut l'ASF de 1993, produite sous le nom d'A8, en 1994. Une berline à transmission intégrale, mais plus légère qu'une série 7 ou une Classe S à propulsion. Elle était proposée avec un V8 ou un V6 TDI complètement inédit. Puis il y eu l'A4, avec sa culasse 5 soupapes. La 100, elle, évolua en A6, en 1994. Dès 1997, un nouveau modèle fut lancée, ce qui donna l'impression au public que chez Audi, les nouveautés s'enchainaient...
Les années Volkswagen
En 1993, ce fut la consécration : l'élection à la tête de Volkswagen AG.

Ce n'était pas un job facile. En rachetant Seat à Fiat, puis en devenant le principal actionnaire de Škoda, Hahn avait transformé le très germano-germanique Volkswagen en groupe d'envergure européenne.
Mais le début des années 90 était une période de chamboulements. Le bloc de l'est s'effondrait, ouvrant de nouveaux marchés. Avec l'émergence de l'Union Européenne, les barrières entre pays disparaissaient. Les barrières culturelles aussi : Français ou Italiens achetaient davantage de Volkswagen... Mais les Allemands achetaient davantage de Renault ou de Fiat. Les pré-carrés n'existaient plus. Enfin, on voyait éclore des marchés extra-européens : Brésil, Afrique du Sud, Chine et plus tard, Russie...

Dans un premier temps, Piëch se contenta de poursuivre l’œuvre de Hahn. Chez Volkswagen, la monoculture Golf s'estompait avec l'arrivée de Polo et de Passat plus ambitieuses. Seat et Škoda poursuivaient leurs extensions de gammes et se mettaient aux normes VW. Chez Audi, on continuait sur une politique commerciale très agressive, avec l'arrivée de véhicules de niches, très typés, comme la TT, l'A2 ou l'Allroad. De plus, Volkswagen AG investit largement dans les pays émergents, rénovant ses sites Brésiliens, Chinois et Mexicains.
Grâce à cela, le groupe prend le virage des années 90. C'est le seul généraliste Européen vraiment internationalisé, alors que Fiat -grand perdant de la chute du Mur- est marginalisé à l'Est.
En 1998, Gerhard Schröder était élu chancelier d'Allemagne. Pour redresser les comptes d'un pays plombé par la réunification, il mit en place des politiques libérales. Les constructeurs Allemands exigèrent de la flexibilité, sous peine de délocaliser.
A Wolfsburg, les ouvriers n'avait plus d'emploi du temps fixe. IG Metall, le puissant syndicat, se perdait en guéguerres internes et il était incapable de réagir.
A une époque où "voitures vertes" était synonyme de "consommation faible", VW dynamita le front écologiste avec ses TDI très économes.
Piëch était l'homme qui murmurait à l'oreille de Schröder. Il était probablement le deuxième personnage le plus important d'Allemagne.

Atteint de melonite, Piëch tint à racheter Lamborghini à une famille Suharto en pleine déconfiture. Puis il se mit en tête de relancer Bugatti, construisant pour l'occasion une usine à Molsheim. Il se battit avec BMW pour prendre le contrôle de Rolls-Royce. VW obtenant finalement Bentley, ainsi que le site de Crewe. Volkswagen investi également dans MAN et Scania, se bagarrant avec la Commission Européenne pour des questions de loi anti-trusts.
Désormais, il y avait deux demi-groupes. D'un côté, Volkswagen, avec Škoda, Bentley et Bugatti. De l'autre, Audi, avec Lamborghini et Seat. Bien que son nom signifie "voiture du peuple", Volkswagen devait marquer Mercedes-Benz à la culotte ! D'où la Passat W8 et la Phaeton. Il y eu également une supercar W12, qui ne passa pas la pré-série. Seat, lui, devait copier Alfa Romeo et Audi, BMW. Même Škoda se mit au premium, avec la Superb !
Piëch voulait également des stars. Les designers Murat Günak et Walter da Silva furent débauchés à grands frais et placés respectivement chez Volkswagen et Seat. Pour Bugatti, Piëch choisit le banquier (et gentleman-driver) Thomas Bscher, comme PDG.

Notez néanmoins que dans ces années un peu folle, son nom ne fut jamais cité dans une affaire de corruption ou de trafic d'influence.
Retiré, mais toujours présent
Chez Volkswagen, traditionnellement, le patron désigne son successeur. Heirich Nordhoff avait adoubé Carl Hahn (qui du néanmoins attendre quinze ans et trois PDG pour prendre les commandes.) Carl Hahn avait fait de Ferdinand Piëch son dauphin. Et le dauphin de Ferdinand Piëch, ce fut Bernd Pischetsrieder.
Les deux hommes s'étaient écharpés sur le dossier Rolls-Royce. Peu après, en 1999, Pischetsrieder fut remercié par BMW. Il payait le flop du redressement de Rover Group, revendu dans la foulée.

Piëch le récupéra et le plaça chez Seat, en 2000. Puis Pischetsrieder prit le poste de Piëch en 2002. Ce dernier devenant alors président du conseil d'administration de Volkswagen AG. A ce titre, Piëch se voyait en patriarche du groupe.
Très vite, des descensions apparurent entre Piëch et Pischetsrieder. En gros, Piëch reprochait à son successeur de ne pas suivre ses "conseils". Pischetsrieder se retrouva marginalisé.
A l'été 2006, la presse Allemande s'empara du scandale des "1001 Nuits". C'était le nom que donnait Helmuth Schuster à ses virées en Inde. En théorie, Schuster, alors PDG de Škoda et ses hommes étaient là pour mettre en place une filiale Indienne. En pratique, c'était l'occasion de dépenser sans compter (y compris en prostituées) et de faire des fausses factures. L'affaire éclaboussa Volkswagen. Pischetrieder n'avait rien à voir avec cela, mais le conseil d'administration s'en saisit pour le faire démissionner. Également patron de Scania, il quitta ce poste l'année suivante.

Pour remplacer Pischetsrieder, Piëch opta pour un yesman, Matrin Winterkorn. Patron d'Audi, c'était un homme du sérail. Il prit donc des décisions très typées "Piëch" : faire de Volkswagen le premier groupe mondial et racheter Porsche, ainsi que Ducati. VW tourna également autour d'Alfa Romeo, mais malgré son insistance, FCA refusa de vendre.
Hélas, le livre de recettes de Piëch était périmé. A trop s'accrocher à la Golf, Volkswagen arriva tardivement dans les monospaces et les SUV. Volkswagen tenait mordicus au diesel. Au point de chercher à l'imposer aux USA et en Chine ! Le groupe avait été jusqu'à organiser un road-trip à travers les Etats-Unis en Q7 TDI "clean diesel" pour la presse américaine. Pourtant, dès 2010, le diesel commençait à être montré du doigt. D'ailleurs, Mercedes-Benz, l'autre avocat du diesel, avait levé le pied sur cette motorisation...
Piëch était aussi une caricature du "besser wessen" Allemand (M. je-sais-tout.) Volkswagen devenait le premier constructeur étranger aux Etats-Unis, en Corée du Sud ou au Japon, rattrapant les marques locales. Or, Piëch en profitait pour faire la leçon aux responsables politiques et aux industriels de ces pays. Une arrogance qui en a froissé beaucoup. Et bien sûr, il n'aimait pas recevoir des leçons...
En 2015, Piëch quittait son poste de président du conseil d'administration de Volkswagen AG et son poste au conseil d'administration de Porsche.

Mais pas facile, pour Volkswagen de tourner la page. A la même époque, l'affaire des "diesel truqués" éclatait. Les Etats-Unis et la Corée du Sud s'acharnèrent d'autant plus sur le donneur de leçons du passé. Matrin Winterkorn fut dégagé au bout de quelques jours. Matthias Müller, PDG de Porsche, lui succéda deux ans. Herbert Diess prit le volant à l'été 2018. 
On n'avait pas vu une telle valse des dirigeants depuis les années 70 et le déclin de la Coccinelle. C'est dire dans quelle panade se trouvait Volkswagen...

Le groupe s'offre aujourd'hui un droit d'inventaire. MAN et Scania ont été regroupé dans TRATON. Une société à part, comme pour préparer une vente prochaine. Ducati porterait également un écriteau "à vendre".
Le groupe a manqué le coche des hybrides, alors elle joue son va-tout dans l'électrique, avec e-Tron chez Audi et ID chez Volkswagen.

Et voilà que le colosse mourut. Changement de ton et place aux hommages. Le constructeur souligna qu'entre 1993 et aujourd'hui, grâce à Ferdinand Piech, le groupe a décuplé son chiffre d'affaires et quadruplé sa production. Gerhard Schröder, Carl Hahn, Martin Winterkorn (!) et Wolfgang Porsche (fils de "Ferry" Porsche et petit-frère de "Butzi" Porsche) se fendirent d'un témoignage.

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