Visite de la Soufflerie Eiffel

De l'extérieur, ce n'est qu'un vieil atelier. En l'occurrence, une soufflerie. C'est cet "aspirateur" qui a sculpté un double-vainqueur des 500 Miles d'Indianapolis, un vainqueur des 24 Heures des Mans et les vainqueurs de six Grands Prix de F1. En plus, c'est l'œuvre d'un homme d'ordinaire peu associé à l'automobile : Gustave Eiffel. Alors la Soufflerie Eiffel mérite bien une visite !

Gustave Eiffel

La Tour Eiffel est sans conteste le monument Français le plus célèbre. Sa silhouette est connue, y compris chez les personnes incapable de placer la France sur une carte. La voici par exemple sur des autocuiseurs de riz fabriqués en Haute-Savoie (donc au pied de la Tour Eiffel !) et vendus en Malaisie.

Les Français savent que la Tour Eiffel porte le nom de son créateur, Gustave Eiffel (1832-1923.)


Certains savent qu'il s'est appelé Gustave Bonickhausen. Après la défaite de 1870, l'entrepreneur de BTP sent que son nom sonne trop "germanique" pour les appels d'offres. Alors il choisit pour nom d'usage Eiffel... Ironie de l'histoire : ce patronyme provient d'un ancêtre Allemand, originaire du massif de l'Eifel (désormais célèbre pour le Nürburgring.)

Gustave Eiffel était l'archétype du patron d'entreprise de la seconde révolution industrielle. Un peu entrepreneur et un peu inventeur. Au fait de sa gloire, vers 1880, il était l'expert incontournable sur le génie civil. Il donna ainsi ses lumières sur la construction du Canal de Panama (1885.)
Les Etablissements Eiffel (composante de l'actuel Eiffage) ont semé de nombreuses réalisations à travers la France. Voici deux exemples près de chez moi :


En 1893, le scandale du canal de Panama éclata. La compagnie chargée de sa construction avait largement corrompu des députés français, afin de promouvoir des levés de fonds. De quoi aggraver une situation financière précaire. Gustave Eiffel fut condamné à deux années de prison, avant d'être relaxé en seconde instance : son rôle avait été uniquement technique.
L'entrepreneur était très amer. Malgré la relax, son nom était entaché par l'affaire du canal de Panama et il était blacklisté pour les appels d'offres publics. Qui plus est, le procès avait été un fiasco, avec des vices de procédures. L'entrepreneur fut ainsi l'un des seuls mis en cause à être incarcéré.

Gustave Eiffel avait gagné la jouissance de la Tour Eiffel pour 20 ans. Il jura de ne plus concevoir d'immeubles ou de ponts. Il installa son laboratoire au dernier étage de la tour. Hommes d'affaires et politiques n'hésitaient pas à gravir les interminables marches pour le rencontrer.


La prise au vent est l'un des soucis des ouvrages monumentaux. En navigation, on savait déjà qu'au-delà d'une certaine vitesse, un navire créait du vent propre. Et si d'autres objets créaient du vent propre ? En 1903, il installa une espèce de tyrolienne verticale sur la Tour Eiffel, à laquelle il accrochait divers objets. Il calculait ainsi ce que l'on appela la trainé.


Puis vint l'aviation. Les premiers aviateurs étaient bien incapable d'expliquer pourquoi un avion volait... Et surtout, pourquoi, d'un seul coup, cet avion était victime d'une "perte d'équilibre" ou "perte de vitesse" (ce que l'on appelle aujourd'hui le décrochage.) Enfin, les contraintes mécaniques subies par la carlingue étaient méconnues.

Gustave Eiffel fit tirer un second câble, quasi horizontal, vers le Trocadéro et il réalisa des essais de portance. Louis Breguet et Louis Blériot fournirent des maquettes pour des tests.

Les avions firent ainsi de gros progrès sur leur voilure : mieux placée, mieux courbée et surtout, plus rigide.


Gustave Eiffel souhaitait un dispositif moins empirique. Il existait déjà des souffleries depuis le XIXe siècle. L'entrepreneur visita des constructions Britanniques et Russes, sans être convaincu. Il allait bâtir sa propre soufflerie !
C'est ainsi qu'en 1909, il construisit un bâtiment au pied de la Tour Eiffel. Sa soufflerie aspirait l'air (au lieu de le souffler) et elle pouvait simuler des vents à 50 km/h. L'un de ses premiers clients est un jeune avionneur : Gabriel Voisin. Gustave Eiffel et lui allèrent devenir de grands amis.

En 1911, la ville de Paris se rappela que le bail de Gustave Eiffel avait expiré. Elle lui donna un an pour déménager son laboratoire et démonter ses installations. L'entrepreneur acheta un terrain de maraichers à Auteuil et il fit construire une seconde soufflerie. Cette fois, elle pouvait simuler des vents à 100 km/h.


Le site était à deux pas de la Tour Eiffel. Surtout, il était à la croisée de deux zones industrielles. D'un côté, les avionneurs, passé à la petite série et massés au sud de Paris. De l'autre, les constructeurs automobiles, massés dans les Hauts de Seine. Car, Gustave Eiffel visait ces deux clientèles.

En 1914, l'équipe compétition de Peugeot l'approcha. Grâce aux travaux de soufflerie, la 4,5 litres fut davantage profilée. Avec l'ouverture des hostilités, les "Charlatans" s'exilèrent aux Etats-Unis. La Peugeot remporta les 500 Miles d'Indianapolis 1916 et elle récidiva en 1919.

Charles Deutsch et la SERA-CD

Pour la postérité, Charles Deutsch est le "D" de DB. Ingénieur X-Pont, c'est un perfectionniste. 

Les premières DB étaient entrainées par des moteurs de 11cv. Mais Citroën refusa de vendre d'autres blocs à DB. Panhard, en revanche, proposait volontiers ses mécaniques aux compétiteurs. C'était un moyen de faire taire sa réputation de moteurs peu fiables et il offrait même un prix à son client le mieux placé aux 24 Heures du Mans. Mais du coup, DB se retrouvait face à d'autres artisans employait des "Pan-Pan". Surtout, le modeste bicylindre de la Dyna X ne sortait que 22ch. Même dans son ultime évolution "Tigre", le berlingot n'offrait que 50ch.
Pour autant, Deutsch était persuadé qu'avec une aérodynamique adéquat, il pouvait compenser la faiblesse du moteur. Il rêva même d'une DB F1 ! Il se contenta de la monoplace Monomil. Tandis qu'au Mans, chaque année, Charles Deutsch revoyait les carrosseries, toujours plus fines, toujours plus effilées...

René Bonnet, lui, voulait davantage geler le design. DB s'était taillé une réputation et les clients venaient toujours plus nombreux. DB se lançait dans la moyenne série et plus question d'évolutions permanentes !

En 1962, Charles Deutsch et René Bonnet rompirent leur union commerciale. Charles Deutsch fonda CD et il prit pour bras droit Robert Choulet. Ce jeune ingénieur s'était fait remarqué comme supporter de DB !
CD commença par produire un coupé à moteur Panhard. Mais Charles Deutsch poursuivait son ambition de réaliser l'ultime voiture des 24 Heures du Mans. Après une brève alliance avec DKW, il retourna vers Panhard. La CD-Panhard 1964 serait la première voiture à effet de sol. Panhard était alors KO. Outil industriel mal adapté, ventes en chute libre... Citroën en avait pris le contrôle (principalement pour son réseau et son bureau d'étude), mais les jours de la doyenne des marques françaises étaient comptés.
Privé de moteur Panhard, Charles Deutsch se tourna vers Peugeot. Sans arriver à les convaincre d'un partenariat. CD était morte, en 1967, tandis que Robert Choulet était débauché par Matra.

CD est mort, vive CD ! Charles Deutsch fonda SERA-CD et il prit le contrôle de la Soufflerie Eiffel. Son premier client fût Porsche, qui lui demanda de définir les lignes de la 908.

Pendant ce temps, Robert Choulet travaillait sur la Matra 640. Manque de budget, planning trop serré... Henri Pescarolo testa le prototype, qui décolla dans les Hunaudières et explosa à l'atterrissage. Le pilote fut grièvement blessé, mais vivant. Jean-Luc Lagardère mit un point final au programme et Robert Choulet claqua la porte.

Robert Choulet redevint le bras droit de Charles Deutsch. Porsche revint avec un nouveau projet : la 917. C'est Robert Choulet qui figea les configurations "Kurzheck" et "Langheck"... Qui s'avérèrent inadaptées. Une version intermédiaire fut créée et c'est celle-là qui s'imposa aux 24 Heures du Mans. Porsche fit néanmoins appel à la SERA-CD pour la monstrueuse 917/30 Can-Am, en 1973.

Peu après, Matra annonçait son retrait de la compétition. "Femme Rom" avait un budget pour aligner Jean-Pierre Beltoise en F1. Le cigarettier proposa à Guy Ligier de monter une écurie. Matra signala à Ligier qu'il possédait un V12, issu d'un projet mort-né de F1. Ce V12 possédait une impressionnante cheminé. Gérard Ducarouge passa à cette occasion de Matra à Ligier et il dessina la première Ligier F1, la JS5. "L'homme aux doigts d'or" avait côtoyé Robert Choulet chez Matra et c'est donc dans la Soufflerie Eiffel que la JS5 vit le jour.

La JS5 évolua en JS7, en 1977 et elle remporta le Grand Prix de Suède avec Jacques Lafitte au volant. En 1978, la JS9 -et ses concurrentes- subirent la loi des Lotus 79. Ces dernières étaient les premières vraies F1 à effet de sol.

Pour 1979, Guy Ligier exigea donc sa "Lotus 79". Comme les autres, la JS11 prit forme à la SERA-CD. Jacques Laffite remporta les deux premiers Grand Prix de la saison. Patrick Depailler s'imposa plus tard. Ligier termina 3e du championnat du monde et "Jacquot" manqua de peu le podium. 

Bien que Robert Choulet soit parfois crédité comme "responsable de l'aérodynamique" chez Ligier, c'était un employé de la SERA-CD ! Et Ligier n'était pas l'unique client de la soufflerie...

Alfa Romeo avait également apprécié le travail des Parisiens avec la Porsche 917. La SERA-CD signa ainsi la 33 TT 12 de 1974. Pour son successeur, la SC12, Alfa Romeo retourna à son département maison, l'Autodelta de Carlo Chiti.
Lorsque le constructeur Milanais revint en F1, il refit appel à la SERA-CD. La pataude 177 de 1979 (on reconnait le goût de Robert Choulet pour l'embonpoint) fut un flop. Dès la mi-saison, elle fut remplacée par la 179, nettement plus fine.
Guy Ligier accusa la SERA-CD d'avoir copié le dessin de la JS11 ! Avec son coutumier sens de la mesure, il ne voulu plus jamais travailler avec la SERA-CD. La JS11/15 de 1980 fut conçue sans passage en soufflerie. Didier Pironi et Jacques Laffite remportèrent chacun une victoire et Ligier termina vice-champion constructeur. Pourtant de l'avis de tous, ce fut une saison à oublier.

Charles Deutsch s'éteignit en 1980 et Robert Choulet quitta la SERA-CD en 1983. La Soufflerie Eiffel n'était plus adaptée pour la conception de F1. D'autant plus que les écuries se dotèrent de leurs propres équipements.

La Soufflerie Eiffel aujourd'hui

En ces journées du patrimoine, la soufflerie est exceptionnellement ouverte au public. Le lieu est méconnu, pour autant, il y a un peu de monde à chaque visite.

Un ancien employé raconte ses souvenirs. Audi avait mis en concurrence la Soufflerie Eiffel et sa propre soufflerie. Les Parisiens avaient obtenu des résultats similaires aux Allemands, mais avec une budget moindre et en une seule journée de travail.


La pièce principale sent le vieux papier et le bois vernis. Ca me rappelle les bureaux de ma jeunesse, avant les open space et l'informatisation tout azimut...

Les maquettes témoignent des projets passés de la soufflerie. On reconnait les CD du Mans. Charles Deutsch était obsédé par ces ailettes arrières ; on les retrouvera sur les 917. Un Saviem J/Renault Midliner, dans une étonnante livré sable. La "voiture aérodynamique" de Charles Deutsch, qui anticipait le design des années 80. Un poids-lourd récent, que je n'ai pu identifier.

En 2007, SOGECLAIR a racheté la SERA-CD. Désormais, l'essentiel de l'activité concerne des bâtiments publics destinés aux DOM-TOM. Il s'agit d'une part de simuler des tempêtes et ouragans. Mais aussi de faire circuler l'air à l'intérieur des bâtiments, pour le rafraichir sans climatisation. Ah, ce refus très français de l'emploi de la climatisation...

Dernier projet en date : la vasque de la flamme olympique de Paris 2024. Le ballon avait été créé par un designer, pas un ingénieur. Il fallait s'assurer qu'il n'allait pas s'envoler au premier coup de vent...

Pour la Soufflerie Eiffel, c'était un peu un retour aux sources.


Sur une mezzanine, la fameuse soufflerie. 

Un moteur électrique entraine un ventilateur inversé. L'air arrive d'une manche à air en lin, avec une forme d'entonnoir pour obtenir de l'accélération. Il y a un passage à travers la veine, de 2,40m de large, pour y placer la maquette. Le passage n'est pas fermé, mais en dehors de la veine, on ne ressent pas le moindre souffle de vent. Enfin, en amont, une ouverture donne sur la pièce principale, avec un filtre et des ailettes pour guider le flux.
La soufflerie fonctionne dans le silence et elle tourne jusqu'à 100km/h, comme au temps de Gustave Eiffel.

Si la Soufflerie Eiffel casse les prix sur l'aérodynamique, c'est parce que ses coûts de fonctionnement sont ridicule. Il n'y a que quatre employés. Quant au matériel, il est archi-amorti. Le moteur électrique remonte à Gustave Eiffel. Les instruments de mesure, de Charles Deutsch. La courroie qui entraine le ventilateur n'a été changée que trois fois et la manche à air, une fois. Gustave Eiffel avait choisi du solide !

La SOGECLAIR a apporté deux ordinateurs. Le commutateur avec potentiomètre, digne de Frankenstein, a été remplacé par une armoire électrique. Il n'est plus connecté à rien. Dans le temps, les opérateurs allumaient leurs cigarettes avec l'arc électrique généré lors du basculement du commutateur...

La Soufflerie Eiffel est un témoignage fantastique de l'industrie du début du XXe siècle et de la clairvoyance de Gustave Eiffel. Le lieu reçoit régulièrement des écoles. Alors, si vous êtes prof, n'hésitez pas à les contacter et nul doute que cela fera naitre des vocations...

L'autre point à retenir, c'est que la simulation par ordinateur, ce n'est pas la panacée. Le logiciel fait ce qu'on lui dit. Si votre projeteur junior a mit de nombreux paramètres à zéro -souvent par habitude-, vous risquez d'avoir des surprises lors de la construction... La soufflerie reste un bon moyen de valider une idée ; c'est un bon complément de la simulation par ordinateur. Hélas, les tenants du maquettage ont aujourd'hui les tempes grises et les jeunes générations s'appuient trop sur l'ordinateur...

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