Productivisme !

Suite à la demande d'un lecteur, nous allons aujourd'hui évoquer les types de production.

On entend parler à longueur de temps de "Fordisme", de "Toyotisme", de "flux poussés", de "flux tirés", etc. sans trop savoir ce que recouvrent ses termes. On leur faire volontiers dire tout et n'importe quoi.

Voici donc les différents concepts, illustrés par les schémas de mon mémoire de DEA. C'était au temps de la 206, d'où cette magnifique silhouette que j'avais réalisé sous Paint.
Les débuts de la production automobile
Quelle est la première vraie automobile ? Celle d'Edouard Delamare-Deboutteville et Léon Malandin (1884) ? Le tricycle breveté de Karl Benz (1885) ? Le quadricycle de Gottlieb Daimler (1886) ? Ou bien la charrette motorisée de Siegfried Marcus (1870) ?

En tout cas, vers 1890, on vit apparaitre les premiers vrais constructeurs, avec des voitures produites en (petite) série. Les machines-outils, les moules, les presses, etc. et plus généralement, l'organisation de la production étaient issus de l'industrie lourde.
Or, d'une part, pour produire des locomotives, des générateurs électriques ou des cuirassés, vous n'aviez pas besoin d'un matériel très précis. Ensuite, chaque produit est quasiment unique et la question de fabriquer des éléments standardisés ne se posait pas. Enfin, vous aviez peu de contraintes e terme de temps, vu que le cycle de production était quoi qu'il arrive extrêmement long.
Appliqué à l'automobile, cela donnait des pièces et des tôles de mauvaise qualité. Il y avait non seulement un gros travail de finition sur les bruts de fonderie, mais également un processus fastidieux pour ajuster ces éléments aux autres éléments.
L'ajusteur était un personnage-clef de l'usine. Or, en tant qu'ouvrier qualifié, il était très demandé et cher payé. Les premières usines montraient d'immenses hall, avec un, deux, trois ajusteurs autour de chaque voiture.
Fordisme
Au XVIIe siècle, l'Europe connu la première révolution industrielle. Il s'agissait alors de produire des tissus, des cordages de mats, des vitres, etc. Mais avec la seconde révolution industrielle, on allait vers des produits toujours plus complexe et dans des volumes toujours plus importants.
En 1711, dans La fable des abeilles, Bernard Mandeville évoquait déjà le travail à la chaine. En 1776, dans Richesse des nations, Adam Smith décrivit une fabrique d'épingle. En décomposant le processus global en taches simples, effectuées chacune par un ouvrier peu qualifié, les dix ouvriers pouvaient produire davantage et à moindre coût. Il y a polémique car Smith n'aurait pas vu la fabrique en question. Il se serait inspiré de l'illustration de l’épinglier dans l'Encyclopédie laquelle était inspirée d'une fabrique Normande.
Aux Etats-Unis, au XIXe siècle, la demande en arme à feu était importante. Les pionniers du far west voulaient se protéger contre des menaces (réelles ou imaginaires) et ils n'avaient pas toujours un maréchal-ferrant à proximité. D'où la nécessité de fabriquer des armes standardisées, avec pièces interchangeables. Accessoirement, ces pistolets et fusils produits industriellement étaient moins chers. Cela fit la fortune de Winchester ou Smith & Wesson. Henry Leland (bras droit d'Henry Ford, puis fondateur de Cadillac et Lincoln) débuta sa carrière chez Colt. Il fut marqué par l'idée de standardisation appliqué à l'automobile. Au point d'en faire un slogan pour Cadillac : "Standard of the world".

Frederick Taylor reprit l'idée du travail à la chaine et de la standardisation dans son Principles of scientific mangament (1911.) Le taylorisme était né.
L'année suivante, William C Klann, responsable production chez Ford, se demandait comment produire davantage de Ford T ; l'usine de Piquette Avenue étant incapable de suivre la demande. Il aurait eu un "eurêka" en visitant un abattoir industrielle. Grâce à la production à la chaine, la nouvelle usine d'Highland Park pouvait produire une Ford T en 93 minutes !
Richard et Maurice McDonald (qui n'avaient jamais travaillé dans l'automobile) reprirent le même principe pour leur restaurant. Des hamburgers et des frites grillés avant même que le client n'arrive. Comme cela, le client était servi en quelques secondes. Cela fit la célébrité de McDonald's.
Le principe du Fordisme, c'est un flux poussé. Le principal, c'est d'alimenter la chaine, en permanence. Pour maitriser le flux, le constructeur internalisait toute la chaine d'approvisionnement. Non seulement Ford réalisait la moindre usinage en interne, mais il allait jusqu'à cultiver le caoutchouc de ses pneus ou le lin destiné au tissus des sièges !
Entre la sidérurgie, le ferroviaire et l'armement, il y avait une tension dans l'emploi qualifié dans la région des Grands Lacs. Qui plus est, l'automobile n'était pas perçue comme un secteur attractif. En revanche, il y avait quantité d'immigrés Allemands, Italiens, Polonais, Russes ou Suédois peu qualifiés (voire illettrés.) Au lieu d'embaucher des ajusteurs, Ford embauchaient des armées d'ouvriers non-qualifiés, disposés dans des usines cyclopéennes. Chacun effectuait une tâche simple, à longueur de journée.

Vu de 2020, c'est Les Temps Modernes. Mais par rapport aux usines de textiles de New-York (l'autre débouché pour la main d’œuvre non-qualifiée), les conditions de travail étaient meilleures, la journée, plus courte et la paye, plus élevée. Henry Ford était perçu comme un "patron de gauche". Au point où Lénine, puis Staline lui firent des appels du pied, mais il préféra s'acoquiner avec Hitler...

Quoi qu'il en soit, avec le Fordisme, il fallait produire, produire et encore produire. Le système était incapable de s'adapter à la demande, avec le risque d'accumuler les invendus.
De plus, comme la quantité prime sur la qualité, il y a un fort taux de rebus.
Flux tirés
Sakichi Toyoda fabriquait des métiers à tisser. Il fonda son entreprise, Toyota, en 1926. Il songea d'emblée à produire des voitures. Or, le Fordisme n'était guère compatible avec les réalités Japonaises. Le foncier était trop cher pour bâtir un site de production immense. L'archipel manquait de matières premières (alors que Detroit était à un jet de pierre des hauts fourneaux.) Enfin, le pays était un pays rural, avec peu d'ouvriers. Quant à l'émigration, elle était quasi-nulle (à l'exception de marchands Coréens.)
Kiichiro Toyoda, le fils de Sakichi, trouva la solution : inverser le flux. En 1933, Toyota Motors vit le jour.

Avec un flux tiré, tout partait du bon de commande. C'est lui qui déclenchait un ordre de fabrication et des ordres d'approvisionnement. Comme la main d’œuvre était rare, il y avait davantage de recours à l'automatisation, puis à la robotisation et à des ouvriers polyvalents. De plus, face à la pénurie de matériel, priorité était donné à la qualité, pour éliminer les rebuts. Le flux était optimisé, pour qu'il n'y ait aucune attente ; la pièce achevée arrivait sur la chaine à l'instant où elle devait être accouplée. Le célèbre "juste à temps". Et comme la production était faite sur commande, il n'y avait aucun stock de produits fini.

Le Toyotisme est volontiers associé au Japon et à la culture japonaise. Mais l'un de ses "pères" fut W. Edwards Deming. Cet Américain prêcha que ce qui coûte, c'est la non-qualité, pas la qualité. Il fut le prophète du "faire bien du premier coup". Snobé par les Américains, il trouva des oreilles attentives au Japon...
Voilà pour la théorie et l'histoire telle que raconté par Taiichi Ohno, puis Shigeo Shingo, les apôtres du Toyotisme.

Cette méthode est idéale pour le sur-mesure. Soit dans le grand luxe (Bugatti, Rolls-Royce...), soit pour les carrossiers industriels. A chaque fois, la demande du client est si spécifique qu'on ne peut pas programmer la production à l'avance.

En revanche, c'est complètement inadapté pour la grande série.
Pour s'en convaincre, il suffit d'aller le midi chez Subway. Je connais d'autant mieux Subway que j'ai tenté de monter une franchise, vers 2011. En moyenne, un Subway accueille dix fois moins de client le midi qu'un McDonald's. Pourtant, le temps d'attente dépasse volontiers le quart d'heure. Le client peut choisir son pain, sa viande, ses garnitures et ses accompagnements, au lieu de commander une recette toute faite. Pour parer à cela, les Subway sont obligé d'introduire du Fordisme avec un équipier par poste et malgré tout, le flux progresse par à-coups.
Flux mixte avec ligne α
C'est un Français, Claude Dudouet, qui a mis en doute le discours d'Ohno et de Shingo. Le flux tiré pur n'est pas viable et Toyota en était conscient.
Dans sa thèse (1995), Dudouet modélisa le flux réel de la production chez Toyota.

Ainsi, dans un premier temps, l'assemblage suivait un flux poussé, jusqu'à l'assemblage de la plateforme. Entre temps, le client avait passé commande. On pouvait alors adapter le véhicule suivant ses désirs. Et l'on sortait sans transition, berlines, breaks, avec moteurs essence ou diesel, etc.

La diversité en aval fut toujours plus poussée. Les nomenclatures furent décomposées en pièces d'aspects (visibles par le client) et pièces techniques. Avec sa plateforme MQB (Modularer Querbaukasten, matrice transversale modulaire), Volkswagen put produire une trentaine de véhicules différents en jouant sur la carrosserie et l'aménagement intérieur. Et le client n'y voit que du feu !
Le souci du flux mixte avec ligne α, c'était que le convoyeur du flux poussé roulait en continue, à plein régime. A contrario, derrière la ligne α, la chaine ne tournait qu'au gré des commandes.

Au lieu de stocker des voitures, le constructeur stockait des plateformes équipées. Afin de réduire les coûts, les constructeurs ont externalisé la fabrication d'équipements, puis les activités de stockage ou de préparation.

Lors de la visite d'un site, on est souvent étonné par la faible surface des sites de production. On est loin des immenses usines du Fordisme !
Les commandes fantômes
Pour limiter le delta entre le flux de sous-ensemble et la production de véhicules, les constructeurs lisses avec des commandes fantômes.

Ces dernières recoupent des problématiques différentes.
D'une part, les concessionnaires ont des commandes passées quoi qu'il arrive, avec la possibilité de les configurer plus tard que d'habitude. Sinon, il est expédié avec une configuration par défaut.
Lorsqu'un modèle se vend difficilement, le constructeur peut imposer à son réseau d'en acheter.
La variante, c'est que pour honorer des contrats avec les équipementiers, les constructeurs peuvent être forcer de produire des véhicules avec des configurations iconoclastes (parfois, la configuration par défaut est elle-même assez curieuse.)
Il y a le cas des "voitures de direction", qui recoupent là aussi de nombreuses réalités. Il y a les voitures de collaborateurs, les voitures de démonstrations. Parfois, lorsqu'un véhicule ne se vend vraiment pas, un employé du concessionnaires l'achète, la garde quelques mois (les constructeur imposant un kilométrage minimum), puis ils le revendent comme "occasion récente".
Enfin, il y a les flottes. Néanmoins, les commandes de flottes sont passées en amont.

Les usines planifient leur production avec environ 4 semaines d'avance. Globalement, tout cela reste relativement rigide, quitte à aboutir des aberrations. Telle usine va débiter un modèle X dans une configuration qui ne plait à personne. D'où des nombreuses opérations de promotion. Et lorsque vous voudrez une configuration un peu spécifique (ou plus populaire que prévue) pour cette même X, vous vous retrouverez en queue du flux de commande et vous patienterez des mois.

Commentaires

Enregistrer un commentaire

Qu'est-ce que vous en pensez ?

Articles les plus consultés