Irish coffee

Un Michel Vaillant, sans Michel Vaillant ! Irish coffee détonne dans la bibliographie du héros. Au menu : l'Irlande, ses fantômes et une course d'anciennes dans le Connemara...

Jean Graton a disparu en janvier dernier. C'était le dernier témoin de cette génération de pionniers de la BD.
A la fin des années 50, le monde de la bande dessinée passait à la vitesse supérieure. Hergé et Franquin voulaient (un peu) lever le pied. Jusqu'ici, dès qu'une aventure de Spirou ou de Tinitin s'achevait, une autre débutait la semaine suivante. Pour que les lecteurs continuent d'acheter Le journal de Tintin et Le journal de Spirou, il fallait d'autres séries capable de captiver le public. De plus, ces éditeurs souhaitaient développer les ventes d'albums (qui rapportaient davantage de marge.)
Mais on n'en était pas aux études marketing et au merchandising. Les albums se vendaient encore dans des petites librairies de quartier. Vous en aviez un ou deux, au fond de la boutique, entre des bibliothèques vertes et une boite de Bic bleus... Pour les nouvelles séries, ce fut au doigt mouillé. En 1957, Jean Graton débarqua ainsi avec une idée. André Fernez était tiède, mais Tintin publia quand même La 24e heure. Le public apprécia. Alors, Jean Graton mit en marche les rotatives avec Le grand défi, en 1959.
A l'époque, on ne savait pas encore se projeter sur une série. Jean Graton apprivoisa Michel Vaillant au fil des albums. Des amis journalistes lui fournissaient des photos d'obscures voitures de course, qui servirent de base au dessin des Vaillante. Malgré tout, c'était un monde du sport automobile très fantaisiste.
Le premier tournant eu lieu en 1967 : Jacky Ickx, le fils d'un de ces amis journalistes, débutait en F1. Par amitié, Graton mit Ickx dans les albums, où il fut le premier vrai pilote. Surtout, le Belge intervint dans les scenarii : rendu des circuits, vitesse atteinte... Le réalisme fit un bond. D'autres (pilotes, mécanos, journalistes...) mirent leur grain de sel. Les jeunes loups fut ainsi basé sur des confidences en off. A une époque où les Grands Prix n'étaient pas systématiquement télédiffusés, Michel Vaillant offrait une vraie plongée dans les paddocks. Rififi en F1 évoquant carrément la guerre FIA-FOCA.

Puis, en 1982, comme la plupart des "historiques" de Tintin, Graton claqua la porte du journal. Il créa sa propre maison d'édition et la qualité plongea... Ce fut de pire en pire. A partir de là, je n'avais plus grand chose de positif à dire sur Michel Vaillant et son créateur. Ma nécrologie n'était plus qu'une longue liste de griefs. Alors j'ai préféré m'abstenir de la publier.

Michel Vaillant a gardé les tics d'un héros des années 50. Il se devait d'être toujours droit dans ses bottes, voire moralisateur, juste avec les bons, néanmoins magnanime avec les méchants, capable de se sortir (et de sortir les autres) des pires situations, etc. 

Irish coffee débute par le premier Grand Prix de la saison 1986 (d'où le "1" sur la voiture d'Alain Prost.) Le leader, Michel Vaillant, se fait harceler par le champion sortant. Mais le héros préfère laisser passer Prost, plutôt que de risquer un accrochage.
Au début de la série Michel Vaillant gagnait tout le temps, ce qui était ridicule. Jean Graton a modifié le dogme : il peut perdre, néanmoins, il doit rester le vainqueur moral !

Peut-être qu'à Suzuka, en 1989, Prost s'est dit qu'il aurait préféré avoir Vaillant comme équipier...

Les dessinateurs des années 50 (qui étaient alors souvent scénaristes) collèrent donc des personnages secondaires à leurs héros. Des personnages colériques, distraits, coureurs de jupon, etc. C'était l'occasion de faire sortir la série de ses rails.

Ici, donc, la focale bascule sur Henri Vaillant, le père de Michel. Peut-être qu'à 63 ans, Jean Graton se sentait plus proche de lui que du fils... Henri Vaillant avait déjà été à l'honneur dans Des filles et des moteurs. On y apprit qu'il fut lui-même pilote, à la fin des années 30.

L'autre avantage, ce sont les possibilités scénaristiques. On connait tout de la vie adulte de Michel Vaillant. A contrario, il y a pas mal de zones d'ombre sur ses proches. Sur Henri Vaillant, la page était quasiment vierge.
En prime, en tant que pré-retraité, il a du temps libre ! D'où ce Donagh O'Donoghue, ex-équipier de Vaillant père, parachuté de nul part. Notre héros du jour part le voir chez lui, en Irlande. O'Donoghue semble un mix de deux Irlandais. D'un côté, le richissime Joe Kelly (qui abandonna la course et rentra dans son Eire natale, après un grave accident en course, en 1955.) De l'autre, le flamboyant Tommy Byrne (qui prétend avoir été un ado "défavorablement connu des services" à Dublin.) On pense aussi à Desmond Titterington, châtelain de l'Ulster, fils de pilote et éphémère pilote de Grand Prix.

Donagh O'Donoghue, reclu dans son Connemara natal, nous présente son château, sa lignée, ses gens...

L'action débute lentement. On est habitué à voir d'emblée un envoyé du Leader attaquer le client Vaillant ou bien, on nous présente le prochain circuit/rallye où courra le héros... Ici, le puzzle se met doucement en place. Comme Henri Vaillant, le lecteur débarque dans un environnement inconnu. On va de lieu en lieu, sans connaitre la suite du programme.

L'Irlande avait rejoint la CEE en 1973. Lorsque l'album paru, le pays était encore une terra incognita pour nombre de Français et de Belges. Un pays vaste, mais arriéré socialement et économiquement. Irish coffee était l'occasion d'en découvrir les paysages du Connemara (signés Christian Lippens) et ses coutumes.

Comme Joe Kelly, Donagh O'Donoghue collectionne les voitures. Mais il s'est spécialisé dans les Ford. Jean Graton s'est fait aider par Ford Ireland. L'usine de Cork ferma en 1984 et nul doute que les archivistes étaient content de se montrer utile, une dernière fois.

Non, Henry Ford n'est pas né à Ballinascarty, mais dans le Michigan. Par contre, son père y est né (et il était issu de la communauté Anglaise protestante.) Accessoirement, le Connemara est au Nord-Est de l'île, alors que Ballinascarty, près de Cork, c'est plein sud ! Un peu comme si un Breton collectionnait les objets liés à Ricard...
Qui plus est, les Ford assemblées à Cork étaient des voitures modestes : des T, des Y, des Prefect, puis des Cortina et des Escort. Cork fut victime d'un recentrage de l'ovale bleu sur l'Europe continentale, au détriment de ses implantations sur les îles Britanniques. En tout cas, la Ford V8 '32 et la 91A cabriolet de 1939 n'ont jamais été assemblées à Cork...

A mi-album, Henri Vaillant comprend enfin pourquoi il est là : il doit piloter une Ford T "préparation O'Donoghue" lors du Connemara Road Race, une épreuve d'anciennes.

Vaillant père et O'Donoghue ne font pas allusion à leurs faits d'armes. Alors que c'est d'ordinaire le sujet N°1 de discussion entre deux pilotes. En cause : un problème de chronologie.
Jusque dans les années 70, Michel Vaillant vieillissait tranquillement. Il se mariait, avait un enfant... Steve Warson et lui devenaient des patriarches de la F1. Un pilote d'une quarantaine d'années, dont une quinzaine d'années en F1, cela semblait normal, cf. Jack Brabham (retraité à 45 ans), Graham Hill (retraité à 46 ans), Jo Bonnier (décédé à 42 ans), etc.
Mais dans les années 80, Vaillant et Warson auraient eu une cinquantaine d'années. L'horreur face hécatombe du milieu des années 70, l'arrivée des "wing-car", puis des turbos (qui imposaient à chaque fois un nouveau pilotage) chassèrent les tempes grisonnantes. Jean Graton fit alors le choix de rendre les deux pilotes immortels ; ils auraient toujours une trentaine d'années.
Quid de leur environnement ? Faut-il tout déplacer ? Donagh O'Donoghue serait né au début des années 30. Henri Vaillant et lui ont le même âge apparent, alors que dans Des filles et des moteurs, il évoquait sa participation aux 24 Heures du Mans 1939 !
Tom et Janry eurent moins de scrupules à rebooter Spirou, avec un p'tit Siprou se déroulant à la fin des années 50. Alors que le héros était apparu, déjà adulte, en 1938...

Les vingt-quatre premières heures sont passées en vingt-deux pages et dans les six suivantes, il s'écoule deux jours pleins ! 

Les albums de l'époque faisaient 48 pages. Surtout, il se terminaient par le mot "fin". Toutes les intrigues devaient être résolues, puis c'était l'époque. Chez Astérix, le grand banquet signifiait que les choses reprenait leur cour normal. Face à une intrigue trop complexe, Hergé inaugura le diptyque avec Les cigares du pharaon/Le Lotus Bleu (1934-1936.)
Cette école du "point final" était parfois un carcan pour ceux qui souhaitaient reprendre un personnage. Dans les premières pages de Spirou et les hommes-bulles (1964), Franquin et Roba expliquèrent en quoi il restait dans points en suspens à l'issue du Repère de la Murène (1957.)
Mais le plus souvent, c'était du bricolage scénaristique. Largo Winch et XIII furent les premières BD en épisodes. Or, les astuces pour laisser des portes ouvertes étaient particulièrement risibles...

Quoi qu'il en soit, Jean Graton était de la vieille école. Il devait impérativement tout boucler avant la page 48 !

L'originalité d'Irish Coffee, c'est une course d'anciennes, pleine de rebondissement. Guillaume Lopez s'est amusé à dessiner ce rassemblement de voitures plus ou moins sportives de l'entre-deux guerres.

En 1986, le monde du VHC venait à peine d'éclore et la médiatisation était faible. Voire deux anciens pilotes de Grand Prix rouler pied-dedans, dans des voitures vierges de sponsor (et sans arceau), c'était plausible. On aurait quand même sans doute eu un alcoolier ou un parfumeur comme sponsor-titre...
Je me souviens du Tour Auto 2007, avec Erik Comas, Jean Ragnotti et Jean-Louis Schlesser évoluant tranquillement sous la verrière du Grand Palais. Alors qu'aujourd'hui, Ari Vatanen doit enchainer les interviews...

En page 43, la course est terminée. Jean Graton a cinq pages pour finir l'album. Alors il prend son temps pour le dénouement, puis l'épilogue.

Globalement, cet album dénote complètement. Par ses personnages, mais aussi par son ambiance. Un Connemara paisible, à mille lieux des trépidations de la F1... Pour une fois, il n'y a pas de "gentils" ou de "méchants". Du coup, il a relativement bien vieilli.

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