Elle joue au Double-Six

C'est souvent dans les parkings souterrains que dorment les trésors Parisiens. En surface, il n'y a guère que les voitures des restaurants à thème...

Personnellement, j'évite le stationnement en surface. Il faut 2 bonnes minutes pour prendre un ticket d'horodateur (en admettant qu'il y en ait un, qui marche, à proximité) et ensuite, vous risquez de vous faire pruner par Streeteo...
Donc parking souterrain. C'est comme cela que je suis tombé sur cette Jaguar XJ-12 série 3... Hasard ou coïncidence, j'avais croisé une XJ-6 série 3, il y a quelques années, dans ce quartier. Sauf qu'ici, c'est une V12. Et en prime, c'est une Daimler. Il faut donc parler de Daimler Double Six.
Quand j'étais petit, le nom "Double Six" me faisait sourire. Ca me faisait penser au domino. Comme tout enfant, j'étais naïf et pour moi, les domino n'étaient qu'un inoffensif jeu... Le domino dérive du 牌九 (Pai gow), un jeu d'argent originaire de la Chine médiévale. Son nom occidental était justement "double six". Pour la parenthèse culture, les lettrés Chinois y jouaient avec des prostituées. Dans la Chine médiéval, ces filles étaient davantage des entraineuses. Elles jouaient avec les clients, leurs chantaient des chansons et leur versait à boire. On les appelait 艺妓, ce qui se lit "artiste-prostitué". En traversant la mer du Japon, il est devenu 芸妓 (geigi), qui évolua plus tard en 芸者 (geisha)...

Fin de la parenthèse. En 1979, la Jaguar XJ reçu un subtil lifting signé Pininfarina. Il s'agissait surtout de remplacer les pare-chocs chromés par des boucliers en plastiques, aux normes US, sans défigurer la ligne. Un peu plus tôt, Pininfarina avait proposé à Jaguar une XJ-S relookée façon Type E, la XJ Spider, mais la firme au matou n'en voulu pas.
Bien sûr, les Daimler Sovereign et Double Six eurent droit aux évolutions esthétiques. Le V12 5,3l de la Type E série III, passé à l'injection en 1975, reçut un tout nouveau boitier électronique Lucas, améliorant son rendement, passant de 285ch à 295ch. En fait, le boitier fut conçu par Bosch et Lucas le produisait sous licence. Quoi qu'il en soit, là aussi, la Double Six en bénéficia.
Du reste, seul la calandre et quelques détails de finition différenciaient une Double Six d'une XJ12 ; seuls les versions à boite automatique étaient importées. Elles atteignaient toutes les deux 198km/h en pointe. Là où la XJ12 était facturée 143 500frs, la Double Six était à 188 000frs.
Il n'y avait alors pas d'autres berline V12 dans la production. A titre indicatif, une Mercedes-Benz 500 SEL coutait 273 120frs.
Daimler avait été fondé en 1896. Frederick Richard Simms, un inventeur, était le représentant de Daimler (Allemagne) pour les applications industrielles. Cette année-là, il demanda également les droits de fabrication des voitures de la marque. Simms fut ainsi le tout premier constructeur sur le sol Britannique. La marque s'éloigna très vite de celle de Stuttgart, mais le nom resta...
En 1910, BSA racheta Daimler. Birmingham Small Arms était une entreprise un peu poussiéreuse, typique de l'Europe de l'ouest. Venu des fusils, elle s'était diversifié dans les vélos, puis les voitures et bien sûr, les motos. Daimler fut une entité supplémentaires. Comme tous les conglomérats industriels de l'époque, c'était davantage une collection d'ETI qu'un groupe cohérent avec une stratégie globale. Daimler disposait d'une relative autonomie. Il récupéra la branche "auto" de BSA (qui poursuivit sous cette marque jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale), puis s'associa brièvement à AEC, pour se renforcer dans les bus (l'alliance fit long feu, mais pas les bus Daimler) et il absorba Lancaster.
Au lendemain de la guerre, Daimler était l'un des spécialistes Britanniques du luxe. En 1948, James Leek, le PDG, tomba grièvement malade et il du démissionner. Sir Bernard Docker, le PDG de BSA, devint également responsable de Daimler. Incapable de gérer tout cela, il délégua de facto la direction de Daimler à sa femme, l’extravagante Norah. Parvenue sans aucune manière, Norah avait tendance à confondre son compte en banque et celui de BSA. Les livres d'histoires ne furent guère tendre avec elle.
Néanmoins, Norah ou pas, Daimler était déjà mal en point en 1948. 1948, c'était aussi l'année où Jaguar dévoila sa XK120 et la Mark V. Des produits neufs et performants et bientôt, un gros effort sur l'exportation et les victoires en compétition. A contrario, Daimler, c'était des voitures employant des technologies des années 30, vendues presque exclusivement en Grande-Bretagne. En 1951, face à l'érosion des ventes, Daimler loua des portions de son usine de Browns Lane à Jaguar. Armstrong-Siddeley et Alvis, qui firent preuve du même immobilisme que Daimler disparurent et pourtant, ils n'avaient pas de Norah Docker !
En 1951, BSA absorba Triumph et Ariel. Jack Sangster, PDG du binôme, entra au conseil d'administration de BSA. En 1956, Sangster éjecta Docker et il fit d'Edward Turner le PDG de Daimler. Turner commandita un V8 compact. Il lança la SP250, en 1959. Mais c'était trop tard.

En 1960, Jaguar racheta Daimler. Signalons que BSA ne lui a vendu que Daimler (auto et bus.) La logique aurait voulu que le groupe lui vende également Carbodies, afin de se séparer complètement de son pôle auto. Carbodies était dirigée par Turner et elle fournissait des panneaux de carrosserie pour Daimler et Jaguar !
Jaguar lorgnait avant tout sur l'usine principale de Daimler. Car sa portion de Browns Lane était trop petite. La marque au matou s'intéressait également sur le V8 et les autobus. Jaguar songeait à une diversification et il racheta les camions Guy dans la foulée. La Daimler 2.5 V8, une Jaguar Mk 2 équipée d'une calandre striée de Daimler et surtout, du V8, fut la concrétisation du rachat.
La légende dit qu'après le rachat de Daimler, William Lyons fit détruire l'outillage des carrosseries et qu'il assista en personne à leur destruction ! En fait, la SP 250 fut produite jusqu'en 1964. Quant à la limousine Majestic, elle ne disparu qu'en 1968. A cette date, Jaguar fit rallonger la Mk X/420. Équipée du V8, elle devint 420 DS. Ce fut le dernier modèle propre à Daimler.
Lyons savait à peu près où placer Daimler dans ses projets. Mais en 1966, BMH racheta Jaguar et le fondateur fut remisé à l'arrière-plan. Et dès 1968, BMH et BL fusionnaient. Aux Etats-Unis, le réseau se plaignit de la multiplicité des marques. Du coup, il refusa de vendre des Daimler. En 1973, la branche autobus fut sacrifiée, au profit de celle de BL.
L'agonie de Daimler fut lente.

En 1990, Ford racheta Jaguar. Quelques mois plus tard, l'ovale bleu plaça Bill Hayden à la tête du constructeur. Trois projets étaient alors dans les tuyaux : la XJ40 à moteur V12, la F-Type et une limousine Daimler pour remplacer la DS420. Le matou était mal en point. Il sortait d'une ruineuse campagne de rappel et la confiance des acheteurs US était rompue. La production repassait sous la barre des 50 000 unités (et il allait falloir attendre 20 ans pour repasser au-dessus !) Le développement de la XJ40 à moteur V12 fut ralenti. La F-Type -au point-mort- et la Daimler furent envoyées aux orties.
En 1992, la production de la DS420 stoppa. Daimler n'avait plus de modèle propre. L'année suivante, la XJ40 V12 entra en scène et elle eu son execution Daimler Double Six. En 1997, la XJ (X308) débarqua. Adieu le V12, place au V8. La version Daimler, la Super V8, n'avait plus vraiment lieu d'être. L'année précédente, Geoff Lawson dessina la Daimler Corsica, un prototype cabriolet. Il s'agissait de fêter la fin du V12 et le centenaire de Daimler. Malheureusement, la Corsica fut aussi le testament du designer de Jaguar, disparu brutalement en 1999.

La XJ (X350) eu également sa version Daimler, la Super Eight. Avec ses chromes, elle se distinguait davantage de la XJ que les versions antérieures.
En 2009, Jaguar (ainsi que Land Rover) passa sous le pavillon de Tata. Pour financer le rachat, Tata revendit ses parts de Daimler-Benz. Le nouveau propriétaire songeait à relancer Daimler. Depuis les années 60, la marque n'était plus présente aux USA, alors que c'était -de loin- le premier marché de Jaguar. Tata voulu donc déposer Daimler. Or, deux ans plus tôt, Daimler-Chrysler s'était séparé de Chrysler et il était officiellement devenu Daimler AG. Les Allemands avaient déposé le nom. Pas question de faire une fleur à Tata, d'autant plus qu'il les avait lâché au pire moment.
Et donc, faute de pouvoir utiliser Daimler aux USA, Tata abandonna la marque.

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