Naissance d'une Dauphine

Il y a un dizaine d'années -une éternité à l'échelle d'internet-, Patrice Vatan était le TTCB (Talentueux Teneur de Ce Blog) de Mémoire des stands. Blog passionné et passionnant sur le sport auto, il avait pris une ampleur intenable pour son créateur. Il le liquida en 2013 et Mémoire des stands rejoint la cohorte des sites oubliés. Néanmoins, de temps en temps, sur Facebook, Patrice Vatan nous écrit des cartes postales. Celle du 1er mai était consacré à Naissance d'une Dauphine, d'Henri Troyat. L'ouvrage était si bien présenté qu'une fois le passage lu, je m'écriais, tel Milan Kundera : "Es muβ sein !" Je ne savais pas que Naissance d'une Dauphine était une rareté. La chance du débutant, sans doute. 5 minutes et 17,99€ plus tard, Amazon m'expédiait un ancien exemplaire de bibliothèque.


Naissance d'une Dauphine est une autofiction. Henri Troyat, Prix Goncourt 1938, souhaitait écrire un roman, ayant pour décor l'usine Renault de Boulogne-Billancourt. Il écrivit au constructeur, qui lui ouvrit ses portes, en 1959. Émerveillé par ce qu'il vu, Henri Troyat décida de transformer son roman en reportage.
En fait, à l'époque, l'écrivain avait réalisé plusieurs reportages, sur les Etats-Unis et l'URSS. Le fait qu'il fut publié dans la collection L'air du temps de Pierre Lazareff démontre le sérieux de l'entreprise.

Quoi qu'il en soit, Henri Troyat eu carte blanche. Il visita Boulogne-Billancourt, Flins, Cléon (alors en construction) et Rueil. Il joue les incultes : "C'est qui, ce monsieur Cléon, dont tout le monde parle ?" Mais il note très précisément ce qu'il voit. Il interrogea le responsable de la production, celui du réseau, le DRH, plusieurs ouvriers et même le PDG, Pierre Dreyfus. Que pensent-t-ils de Renault ? Quelles sont leurs attentes ? Comment imaginent-ils l'avenir ? Monsieur Lajonchère, le responsable de la communication, lui sert de guide... Mais l'écrivain lui fausse régulièrement compagnie.

C'est une vraie mine d'or sur la "RNUR". Ayant un temps travaillé pour Renault, j'ai eu la chance de visiter des sites et de rencontrer ses dirigeants. C'était intéressant de voir cette photo de 1960 ; de comparer avec "mon" Renault. Et franchement, ce témoignage à des années-lumières des représentations stéréotypées que l'on a de l'époque.

Retour sur le contexte.

A la Libération, Renault était nationalisé. La Régie Nationale des Usines Renault (RNUR) lança peu après la 4cv : une carrosserie unique, une seule motorisation, une poignée de finitions... Au début, on ne pouvait même pas en choisir la couleur !
L'objectif, c'était de motoriser au plus vite la France de l'immédiat-après-guerre. Le seul objectif, c'était le volume, avec une demande inférieure à l'offre. Dans une logique de pénurie, Renault cherchait à sécuriser sa filière en fabricant au maximum en interne.

Pendant une dizaine d'années, Renault fut ainsi dans une monoculture 4cv. Les Fregate, Juvaquatre et Colorale n'existant qu'à la marge.

La Dauphine arriva en 1956. Elle fut bientôt épaulée par une version luxueuse, l'Ondine. Avec la version Gordini, on pouvait désormais choisir sa motorisation.

La Dauphine reposait sur une plateforme allongée de 4cv ; son 4 cylindres étant réalésé, de 0,75l à 0,85l. Pourtant, elle traduisait une évolution des mentalités.

Côté industrialisation, on cherchait désormais à produire mieux. Contrairement à ce qui est écrit dans les livres, on n'a pas attendu Taiichi Ohno et Shigeo Shingo ! On introduisait du flux tiré, avec des commandes intégrées au planning de production (par demi-semaines de 3 jours.) On cherchait à flexibiliser la chaine pour enchainer la production de véhicules différents (jusque-là, il fallait tout arrêter à chaque changement de teinte !) On organisait une livraison des équipements en juste-à-temps. On voyait poindre les premières machines automatisées, avec ce qui allait devenir Renault Automation. Les "cartons" plusieurs fois évoqués étaient en fait des cartes perforées, c'est-à-dire des programmes rudimentaires. Du coup, on avait besoin de moins d'opérateurs par machine.
Les usines de 1959 sont digne du temple Chachapoyan des Aventuriers de l'arche perdu (après qu'Indiana Jones ait pris la statuette.) Des wagonnets de métal en fusion circulant au-dessus de l'atelier, pas d'EPI (ou alors, ils sont en amiante !), des ponceurs sans masque aux poumons plein de limaille, etc. Mais ils agissaient par ignorance. Ainsi, Renault réfléchissait à l’ergonomie, à la fatigue musculaire... Ce n'était déjà plus Les temps modernes. Notez aussi que beaucoup d'ouvriers étaient des ouvrières.

Côté réseau, la Dauphine ne s'adressait plus à des primo-accédants ; c'était une clientèle qui savait ce qu'elle voulait. Simca avait absorbé Ford SAF, Citroën était le premier actionnaire de Panhard : il y avait une consolidation du marché Français. Il fallait donc se battre pour convaincre les clients. On commençait donc à parler marketing, formation des vendeurs et animation du réseau. Avec la problématique de la gestion des VO.

Le but de Renault, ce n'était pas de substituer une monoculture Dauphine à la monoculture 4cv. La firme au losange souhaitait remplacer les autres modèles et surtout, bâtir une vraie gamme. La Dauphine était ainsi le premier élément d'une stratégie de lancements rapprochés : Floride (1958), Estafette (1959),  R4 (1961), R8 (1962), R16 (1965 -Henri Troyat monta d'ailleurs dans un mulet-), R6 (1968) et plus tard, R5 (1972)...
On quittait le paradigme de la voiture universelle pour aller vers une stratégie de segments. On entrait également dans une notion de cycle de vie produit. A partir de 1955, la 4cv subit la concurrence de la 2cv, d'où la mise en chantier de la R3/R4. Désormais, plus question d'attendre que la concurrence ne tire le premier coup...

Officiellement, l'activité syndicale à Boulogne-Billancourt était un non-sujet. Le constructeur ouvrit un site à Flins et à Cléon sur demande de l'état (afin de créer des bassins d'emplois dans des zones en difficultés.) En fait, il s'agissait de réduire le poids du site historique -et donc, de la CGT, qui y faisait la pluie et le beau-temps-. Les ouvriers ne se reconnaissait pas dans le discours dogmatique de la CGT, dicté par en-haut. On voyait déjà poindre la conflictualité de mai 68.

Renault sentait qu'on allait vers un complexification des voitures. En 1959, un tiers de la masse salariale totale était dans les bureaux. Une proportion appelée à augmenter. En usine, cela signifiait des postes demandant une main d’œuvre plus qualifiée, avec une politique de formation-continue. Enfin, dans un économie d'abondance, il était possible d'externaliser davantage. Même si les équipementiers n'étaient encore que des exécutants.
Mais en 1959, l'avenir s'annonçait radieux. La France Gaullienne était sûre de son destin. Le livre se terminait sur un quarteron d'ingénieurs fraichement diplômés, visitant Boulogne-Billancourt. La relève était là, prête à affronter les défis de la future décennie.


Commentaires

  1. Bravo cher Joest, vous êtes plus courageux que moi, vous livrez l'historique de la Dauphine à travers votre belle note. Je sais que comme moi vous aimez les sujets décalés.

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  2. Merci pour ces moments d'histoire !

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