41. Citroën AX "Opération Dragon"

Parmi les 100 Citroën de la rue Linois, ma préférée c'était celle-ci. Une AX 11 TRE de 1988. Un petit bijou équipé d'un 1,1l 55ch, de quoi atteindre 158km/h. La liste des équipements faisait rêver : deux rétroviseurs extérieurs, accoudoirs de portière, boite à gant, montre à aiguille, allume-cigare et enjoliveurs ! Tout cela pour 59 000frs. Wahou !

Trêve de plaisanterie, cette voiture m'attirait car elle a participé à l'Opération Dragon, un raid Citroën AX à travers la Chine. En 1988, la Chine était encore un pays très fermé, sur lequel on avait peu d'informations. J'en avais dévoré le compte-rendu dans L'Automobile Magazine et cela participa à ma passion pour le Pays du Milieu...
Le 14 juillet 1988, cent-quarante Européens de moins de trente ans débarquaient à Hong-Kong. La métropole, ultra-moderne, était en pleine ébullition. C'était alors l'atelier du monde. Première étape : Shenzhen. Les cent-quarante participants devaient passer un permis Chinois, valable uniquement de durant le raid. Puis il montèrent vers le nord, direction Zhengzhou, via Wuhan (tiens, tiens...) Il découvrirent une Chine rurale et arriérée, encore bloquée au XIXe siècle. Les routes (des 2x1 voies) appartenaient aux carrioles et aux vélos, ainsi qu'à de rares camions "long capots". Total a du bâtir ses propres points de ravitaillement, faute de station-service ! Les buffles tiraient les charrues, le riz se battait à la main et les canards gris nageaient paisiblement dans des étangs non-pollués. Les quelques entreprises étaient surtout des artisans-potiers. Ensuite, ils prirent plein ouest vers Xi'an et ses guerriers de terracotta. Le périple revenait à Zhengzhou, afin de filer à Pékin, point d'arrivée, le 5 août. Dans la capitale, les AX découvrirent les joies du trafic, avec les "Shanghai" des hauts-fonctionnaires.
Le raid Opération Dragon faisait suite à une publicité où une AX parcourait la Muraille de Chine. C'était les années 80, le temps des pubs à gros budget. Pour exister face à la 205, l'AX se devait de sortir l'artillerie lourde. Après tout, dans le même esprit, la Visa avait fait la course avec un biplan dans un Mexique de pacotille (en fait, le spot fut tourné en Espagne), tandis que les R9 et R11 stoppaient un camion américain sans frein ! Sur YouTube, on retrouve ainsi quelques pépites...
Quand on voit aujourd'hui, la pauvreté de l'imagination des créatifs et l'extrême-prudence des services marketing...

Le raid, lui, était un clin d’œil à la fois à la Croisière Jaune de 1931-1932 (bien que les AX n'empruntèrent pas un seul kilomètre du tracé...) et aux raids 2cv des années 70. Le message était que la nouvelle voiture des jeunes, c'était l'AX. La figure indéboulonnable de la 2cv s'effaçait après 40 années de règne. D'ailleurs, la production s'arrêtait l'année suivante... C'était un raid version année 80. Exit les nuits à la belle étoile et le hors-piste, place à deux semaines de routes bitumées, avec nuits à l’hôtel.
En fait, Citroën avait des arrières pensées commerciales. Avec son raid, certes, la firme aux chevrons voulait faire connaitre l'AX. Mais elle voulait surtout gagner en visibilité en Chine, à l'approche de ses grands débuts...

L'homme de l'ombre, c'était Paul Berliet. A la fin des années 50, une délégation Chinoise approchait l'usine Marocaine de Berliet. Pour la communauté internationale, les communistes n'étaient que des occupants. Ils ne reconnaissaient que le gouvernement exilé à Taïwan, en 1949. Paul Berliet a-t-il parlé au général De Gaulle ? Le président Français se rendit compte qu'en reconnaissant la République Populaire, il pouvait tisser avec des liens commerciaux et en bonus, il embêterait les Américains. La France fut le premier pays occidental à reconnaitre la République Populaire. En 1965, Georges Pompidou débarquait à Pékin avec des industriels Français, dont Paul Berliet. Ce dernier signa des accords de production sous licence de camions.
La Révolution Culturelle jeta un froid. En 1974, Renault racheta Berliet. Paul Berliet retourna en Chine et créa le Comité France-Chine. C'était LE point d'entrée des entrepreneurs français. A l'époque, Citroën avait pas mal d'invendus de DS. La légende dit que pour décrocher des contrats, les entrepreneurs offraient des DS aux officiels. En tout cas, la France était le premier partenaire commercial de la Chine.
En 1982, Berliet et Saviem fusionnèrent dans Renault V.I. Paul Berliet prit sa retraite. Il proposa tout de même à Renault de faire assembler des camions par la Second Auto Works. Un dossier vite expédié à la corbeille... A la même époque, Citroën répondit à un appel d'offres Chinois pour une grande berline, à produire à la Shanghai Automobile [and] Tractor Company (l'actuelle SAIC.) Les officiels hésitèrent entre la CX et la Volkswagen Santana. Cette dernière décrocha les faveurs, malgré l'expédition d'une centaine de CX, à titre gracieux... En guise de lot de consolation, PSA obtint l'assemblage de 505 et 504 par Guangzhou Automobile Company.
A la fin des années 80, la Chine rêvait de motoriser ses haut-fonctionnaires (il n'y avait pas encore vraiment de secteur privé) avec une voiture moderne. Citroën proposa la ZX ; pour la première fois, un modèle serait produit en Chine, peu après son introduction en Europe. Le partenaire fut la Second Auto Works (bientôt renommé DongFeng), basé à Wuhan. Et ça donna la Fukang, alias C-Elysée.
L'un des points marquants du documentaire, c'est l'absence de policiers. Aujourd'hui, dès qu'un occidental sort une caméra de TV, un homme en bleu s'approche pour vérifier que le journaliste a le droit d'être là et que les interviewés ne donnent pas des "informations erronées"... Mais en 1988, journalistes et photographes pouvaient errer presque sans chaperons...

La fin des années 80, ce n'était pas que la chute du Mur. Partout, ce n'était que cessez-le-feu, démissions de dictateurs, organisation d'élections libres... Alors que jusqu'ici, la paix et la démocratie semblaient être des luxes d'occidentaux. L'euphorie était là, quitte à jouer les bisounours.
Le 4 mai 1919, les Chinois avaient défilé place Tian'anmen contre le traité de Versailles, qui offrait de facto la Mandchourie au Japon (sans consulter les intéressés.) Pour fêter cela, 70 ans plus tard, des étudiants manifestèrent. Les mots d'ordre étaient un peu désorganisés ; il y avait beaucoup d'improvisation. L'ambiance était bon enfant, des étudiants des beaux-arts créèrent une "déesse de la démocratie" et ils répondaient aux nombreuses interviews de journalistes Européens. On pensait que ça y est, la Chine allait devenir une vraie démocratie (même si les étudiants se gardèrent de critiquer trop directement leurs dirigeants.) Ces étudiants rappelaient aux plus vieux ceux qui, à la fin des années 60, semaient le chaos (et parfois, la mort.) Le pouvoir Chinois sut jouer sur cette peur du retour des gardes rouges. Deng Xiaoping se rangea d'abord derrière le réformateur Zhao Yiyang, adepte d'un dialogue avec les étudiants. Puis Deng comprit que le reste du Parti était sur une ligne dure. L'éminence grise de la Chine changea de camp pour mieux consolider son pouvoir. Le destin des étudiants était scellé.
Le 4 juin, les chars intervenaient. Il y eu des tirs à balles réelles. Loin des caméras, le milieu universitaire et journalistique fut purgé, ainsi que les militaires soupçonnés de sympathie envers les étudiants. La censure Chinoise reprit de plus belle.

François Mitterrand complètement largué et mal conseillé sur les sujets internationaux, fit preuve de naïveté. La France fut au premier rang des puissances qui protestèrent face à la féroce répression Chinoise, avec les Etats-Unis et l'Allemagne. Gel des exportations et des accords commerciaux. François Mitterrand pensait qu'il refaisait le boycott de l'Espagne franquiste ou de l'apartheid. En coulisse, les Américain détricotèrent leur résolution, se limitant aux armes et aux équipements militaires. Quant aux Allemands, dans les tumulte de la réunification, ils envoyèrent discrètement leurs promesses aux orties. Mercedes-Benz poursuivit ainsi la production de camions via BeiBen, une joint-venture avec l'équipementier militaire Norinco. Pas question non plus de dissoudre la toute nouvelle joint-venture d'Audi avec FAW (via Hong Qi.)
La joint-venture de Citroën avec Second Auto Works ne vit le jour qu'en 1993 et entre-temps, la France perdit beaucoup de marchés au profit des Allemands...

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