Le quotidien d'une écurie de F1

Ca ressemble à quoi, la vie quotidienne dans une écurie de Formule 1 (ou chez un motoriste) ? Plutôt que de parler d'une écurie spécifique, voici des généralités sur l'ensemble des structures. C'est une compilation de ma propre expérience et de témoignages recueillis.

A écouter les Formulix, on a l'impression que dans une écurie, il n'y a que 10 personnes ! Qu'après la course, le team-manager appelle les fournisseurs :

"Allo, Valeo ? C'est Toto ! Lewis m'a cassé un triangle. 25€? D'accord. Vous me le livrez jeudi à Spa ? Merci, bisous."

Ou bien qu'en regardant la voiture à pleine vitesse, depuis le bord de la piste, l'ingénieur a un "eureka". Et hop, il dessine un aileron qui fait gagner 1 seconde pleine !

C'était vrai dans les années 70, ça. Et encore...

L'équipe de course

C'est la partie émergée de l'iceberg. On pense aux ingénieurs et aux mécanos, mais il y a aussi les logisticiens, l'équipe de communication... A chaque Grand Prix, c'est une véritable PME qui se met en place et qui disparait aussitôt. Le calendrier étant touffu, ils n'ont pas le temps de rentrer chez eux. 

Du jeudi matin au lundi matin, ils travaillent quasiment non-stop (la FIA impose un couvre-feu.) De chaque pays, ils ne connaissent quasiment que l'aéroport, le circuit et l'hôtel. Les écuries n'ont droit qu'à deux châssis par saison. En cas de cartons aux essais, plus question de se rabattre sur le mulet. Il faut démonter les pièces cassées et en mettre des neuves. Cela tient d'Apollo 13, car forcément, il n'y a pas une F1 complète dans les caisses...
Mais en même temps, ils adorent cela. Il n'y a pas de routine ! Ce sont des aventuriers modernes. Parfois, les pépins s'enchainent et c'est un miracle si les voitures prennent la piste. D'autres fois, tout va bien. Mais au premier virage, les deux voitures sont au tapis. Sans oublier les à-côtés : tutoyer patrons et pilotes de F1, parcourir le monde, rencontrer des célébrités... Et être payé pour faire un job que des milliers de gens voudraient faire !
Avec vingt-quatre week-ends de Grand Prix, sans compter les essais, les shows... L'écurie est presque tout le temps sur la route. L'esprit de corps est très présent. C'est une grande famille. D'expérience, dans une équipe, vous avez toujours au moins un jeune, qui s'émerveille de tout. Le beau gosse, qui compte profiter de sa profession pour lever de la galinette cendrée à la boite de nuit. Et le vétéran, un peu bourru, qui se couche à 22h.

Côté profil, les écuries ne recherchent pas forcément des cracks. Elles recherchent surtout des profils capable d'encaisser les coups de feu. Et qu'il s'agisse de gonfler les pneus, de bâtir une stratégie de course ou d'accueillir un VIP, tout doit se faire, tout de suite, maintenant. Et c'est comme cela trois jours de suite, vingt-quatre week-ends par an...

L'usine

C'est tout ce que l'on ne voit pas. Une écurie (ou un motoriste), c'est grosso modo un gros bureau d'ingénierie et de prototypage. Il y a un bureau d'étude, un service de test, de l'assemblage, un contrôle qualité, un service achat et une comptabilité. Chaque service étant lui-même divisé en deux ou trois sous-services. Par contre, il n'y a pas de service commercial, vu qu'il n'y a rien à vendre.
D'une manière transverse, il y a deux projets, en silo : la voiture de l'année N (l'équivalent d'un P0 dans l'automobile) et celle de l'année N+1 (l'équivalent d'un P1.) Chaque équipe possède ses ingénieurs dédiés. Et il y a BEAUCOUP d'ingénieurs et de projeteurs, derrière des écrans d'ordinateur.
On parle de dizaines d'ingénieurs (avec des "experts" et autres référents.) Chaque idée est soupesée en terme de maturité technique et de maturité industrielle. Parfois, les écuries accélèrent le processus. Car il s'agit de mettre du neuf en piste avant ses rivaux... Ou avant que l'idée ne soit bannie !
Dans une structure F1, il n'y a pas de P3. Une écurie ne va pas développer quelque chose pour séduire un client. De temps en temps, un constructeur voudra faire travailler son écurie sur un projet (FE, voiture de route...) mais tant que le dit constructeur n'a pas mis de l'argent sur la table, rien n'avancera. Cet absence de culture de la prospection a été problématique lorsque ces structures ont voulu réaliser des projets hors-F1 : elles attendaient que le téléphone ne sonne tout seul...

Sur le fond, donc, une structure F1, c'est un bureau d'étude et de prototypage. Beaucoup d'employés vous diront qu'ils font un job normal. Les supermen, c'est l'exploitation ! Eux, ce sont des gens qui travaillent dans une simple entreprise. Il y a des machines à café, une cantine, un CE...
La forme, elle, est très différente. (Presque) tous les employés et cadres sont fiers de travailler là. Lorsque les caméras de Drive to Survive sont là, il faut porter un uniforme. Mais même les autres jours, beaucoup portent des vêtements corporate. Chaque bureau est orné de miniatures, posters, etc. Sans oublier les selfies avec les pilotes (qui ne passent qu'une poignée de fois par an à l'usine.) Dans les couloirs, tout rappelle la F1 : posters, maquettes...
Autant les pilotes, PDG, DT, team-manager, etc. ont des salaires de joueurs de football, autant les salaires des managers, cadres, ingénieurs et ouvriers sédentaires sont plutôt dans la moyenne basse. Et comme dans tout ETI, les possibilités de progression sont limitées. Mais il y a la passion, encore et toujours. Se donner pour que "ses" voitures finissent sur le podium... Néanmoins, ce sont aussi les critiques les plus acerbes de la F1.

L'autre particularité est géographique. Hors de Silverstone, les structures sont isolées. Qui plus est, c'est un métier en vase clos, avec beaucoup de confidentialité. Il faut badger tous les 10 mètres. Un peu autiste. L'horizon d'une F1, c'est le court-terme. Il n'y a pas si longtemps, écuries et motoristes fermaient du jour au lendemain (cf. BMW, Honda et Toyota.) On brûlait l'argent, au jour le jour et à l'automne, on se disait : "Et si on pensait à la prochaine saison ?" Les choses ont un peu évoluées, avec les power unit. L'horizon est désormais à deux ou trois saisons. Malgré tout, compte tenu de la volatilité des règlements, des pilotes, des cadres dirigeants, des sponsors, etc. Parler du devenir d'une écurie à dix ans n'a aucun sens.

Or, l'automobile, c'est le temps long. Il faut cinq ans pour concevoir une voiture (même si les constructeurs prétendent qu'ils sont plus rapides que cela.) Le mix industriel se planifie à dix ans. Aussi, il y a une obsession permanente des coûts. Les constructeurs sous-traitent et externalisent des pans entiers de la conception. Alors qu'en F1, presque tout est conçu en interne. Les sous-traitants travaillent suivant des cahiers des charges strictes. Enfin, une écurie de F1 ne vend rien. A l'arrivée des power units, chaque motoriste fournissait trois ou quatre écuries. Il y avait une volonté monétiser l'activité, assez inédite. Mais avec la multiplication du nombre de motoristes, ce paradigme a disparu. La F1 ne produit que des retombées à la valeur très subjective.
Il y a plus d'un siècle, les ingénieurs de Peugeot refusèrent de travailler sur un projet de voiture de course. La firme au lion monta une structure ad hoc (NDLA : en fait, il s'appuya sur Hispano-Suiza) ; l'ancêtre de toutes les écuries et tous les motoristes de F1. Les ingénieurs de Peugeot traitèrent le service compétition de "charlatans". Ils en firent leur surnom et les Peugeot des Charlatans remportèrent deux Grand Prix de l'ACF et trois 500 Miles d'Indianapolis. Les mentalités ont peu évoluées. Les Grand Prix sont devenus la F1, chez les constructeurs des voix se sont toujours élevées pour traiter l'engagement en F1 de danseuse. Même chez les constructeurs d'hypercars, les structures sont séparées et les synergies, rares. Jaguar et Honda ont tenté de dépêcher des gens venus de la série, pour rationaliser méthodes et réduire les coûts. Sans succès. En sens inverse, lorsque Jean Todt, Cyril Abiteboul ou Mike Gascoyne se sont penchés sur les voitures de série, cela fit long feu. Cela explique la volonté récente d'ouvrir le capital et donc, de moins supporter les coûts.

La voiture

Les F1 modernes sont très fragiles. Chaleur extrême, vibration, contraintes mécaniques diverses... Lorsque je suis passé de Renault Sport Racing à Arquus, j'ai retrouvé le même cahier des charges (modulo le fameux "brouillard salin"... Et le fait de se faire tirer dessus.) Sauf que là où un VLFS pèse 7,5 tonnes, une F1 possède une masse minimum de 798kg avec pilote, soit environ 10 fois moins. Ainsi, une F1 est construite en horsdeprium, avec une traque au gramme superflu. Les pièces sont fasconnées à l'unité, suivant des procédés de fabrication complexes, avec des traitements de surface ou du surmoulage. Puis c'est un contrôle aux rayons X.
Entre le passage de commande et la livraison, il peut s'écouler plusieurs mois. L'ingénieur doit rendre sa copie le plus tôt possible. Dans l'automobile, décaler un SOP, ça a un coup astronomique ; c'est un cauchemar de chef de projet. Mais c'est possible. En F1, près ou pas, le Grand Prix aura lieu ! Le planning est millimétré. Les actions ne sont pas planifiées pour "début mars" ou "semaine 10". On parle de "lundi 4, le matin". Le moindre effet papillon empêche de présenter une évolution. Lorsque Luca de Meo a visité Viry-Châtillon, il n'a vu qu'une maquette du RE22 -alors qu'une mise à feu était prévue- : il avait manqué cinq heures. 

La FIA va très loin dans son processus de réduction des coûts. Le nombre de châssis et de moteurs utilisés chaque saison sont limités. Mais la F1 limite également le nombre d'heures de soufflerie et de banc d'essais. Interdiction aussi de développer un moteur ou un châssis 100% inédit à chaque saison. Chaque design doit être amorti sur plusieurs saisons, avec un nombre maximal d'évolutions autorisées.
Les F1 sont conçues pour tenir jusqu'au tour d'honneur d'Abou Dhabi ! Ensuite, comme cette scène de Blues Brothers, la voiture tombera en morceau ! Mis à part le châssis, tout sera bon pour la benne. Et au prix du moindre boulon, pas question de surstocker. Idéalement, après Abou Dhabi, les étagères du magasin devraient être vides. D'ailleurs, les écuries n'entretiennent qu'un seul show-car. Elles ne disposeraient pas de pièces pour faire rouler cote à cote des monoplaces 2023 et 2024, par exemple.


(Images réalisées sous Dall-e Mini)

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